La question se pose ! N’est-il pas ennuyant et complètement inutile pour un enfant de travailler avec un texte « désuet » et qui ne correspond pas du tout à sa réalité?
La question qu’on peut se poser: faut-il n’étudier que de l’utile? Faut-il que forcément ce que l’enfant apprend lui soit utile?
Un texte qui décrit un passé oublié, dans un cadre de vie différent et rural peut-il encore toucher un enfant? Je pense que oui! Je pense que l’enfant peut tirer profit d’un texte qui comporte une réalité différente de la sienne. Ces vieux textes font souvent naître des sentiments universels. Je fais travailler ma plus jeune sur l’hiver et le froid évoqué dans ces textes: ce qui y est décrit peut encore être ressenti aujourd’hui. Ces textes témoignent de la vie de ceux qui nous ont précédé. Il peut aussi être le présent d’une partie de la population dans les pays défavorisés encore aujourd’hui.
J’apprécie également le vocabulaire riche qui habite ces vieux textes. Parfois, ce vocabulaire a carrément disparu. Qu’importe! le travail effectué sur ces mots demeure toujours intéressant: nous bâtissons des ponts entre les mots, nous les relions les uns aux autres. Et, il y a cette idée de « sauver » un mot comme dans la rubrique de Virgule, la revue jeunesse littéraire. Bien sûr que la langue évolue! Nous en tenons compte également en n’oubliant pas le néo vocabulaire tout en étudiant les mots d’aujourd’hui. Ainsi, le mot coque que nous apprenons dans la fable « La guenon, le singe et la noix » permet de comprendre que ce mot aujourd’hui, bien que revêtant le même sens de « protection » qu’autrefois, sera un vocabulaire plus utilisé pour les smartphones que pour les noix qui nous arrivent souvent écalées dans des sacs en cellophane à l’épicerie.
Faut-il préciser que le temps des verbes y est nettement plus riche? On ne se cantonne pas au présent et passé composé. L’utilisation du passé simple et du subjonctif se fait naturellement!
Je tire mes textes des manuels anciens dans le généreux site Manuels Anciens. Parfois je les tire directement du manuel, parfois j’effectue un petit travail dessus et l’adapte au travail demandé à mon enfant. En voici un avec lequel nous nous régalons avec des mots tels que « nébas, congère et remouliner ». Ce texte est tiré du Livre unique de français CE et CM.
L’hiver à la campagne
- L’eau brille, blanche et glacée, dans les creux formés par les pieds des bœufs. Quelques flocons, menus comme des étincelles, dansent en l’air ; Mama Jouane dit qu’il fait trop froid pour neiger, mais que si le vent s’adoucit nous aurons un nébas, une grande chute de neige.
- La terre est gelée ; les grands bœufs ruminent, soufflent, geignent du matin au soir sous les poutres basses de l’étable. Les hommes s’occupent de fendre du bois à la remise, puis ils viennent s’asseoir au fond de l’escalier. Tout en parlant, Poivre, le vieux berger, taille un manche de faucille avec son bon couteau…
- Il neige, il neige. Je pense bien que ce sera le nébas annoncé par Mama Jouane. Quand le temps est trop mauvais, le facteur envoie sa femme. C’est elle qui vient aujourd’hui porter les lettres et le journal, signe qu’il ne fait guère bon sur les chemins. Madame soupire en voyant la neige. « « Oh ! Mon Dieu ! Nous allons être bloqués. »
- Mademoiselle parle autrement : « J’aime la neige qui rend la terre éclatante comme une âme purifiée. » Quand je sors après qu’il a beaucoup neigé, je me trouve transportée au seuil d’un monde nouveau… « Tu viens, Migou ? »
- Nous partons. « Au moins, recommande Mama Jouane, prenez bien garde aux congères. » Le vent amasse la neige en certains endroits ; il en met tant quelques fois que, croyant marcher sur la bonne terre, un homme peut disparaître tout entier dans une congère, et , avec lui, sa paire de bœufs.
- Nous allons facilement jusqu’à la métairie de Béon ; le chemin est tracé, mais après, c’est la fin du monde.
- Mademoiselle avance là où un oiseau n’oserait pas se poser. Il y a des terrasses, des escaliers, des chapelles, des grottes… Au croisement des chemins, à l’endroit où le vent remouline, il y a des tables, plus grandes que toutes les tables du monde, qui avancent sur le sentier, des tables rondes, des tables ovales, brillantes et lisses, préparées pour des géants, et puis la plaine blanche indéfinie que le vent laboure par moments avec je ne sais quel terrible attelage.
- Escholier, L’herbier d’Amour
1° Expliquons
Menu : très petit.
Geindre : Gémir d’une voix faible, inarticulée sous l’effort, la douleur, etc. (imite un malade qui geint)
Nébas, masc. : masse de neige (http://www.biblisem.net/narratio/eschenfa.htm)
Congère, fém. : banc de neige, amas de neige.
Remouliner : à rapprocher de « moulin ». Mouliner signifie grand mouvement, ainsi avec le préfixe « re », nous voyons une certaine continuité dans le mouvement du vent qui tourne à un croisement.
Métairie, fém. : une ferme.
2° Comprenons
Que font les bêtes, les gens sous le froid et la neige ? Comment la chute de neige est-elle accueilli par Mama Jouanne ? Par la mademoiselle ? Comment le pays est-il transformé par la neige ? Quel est l’effet du vent sur la neige ?Est-ce prudent de s’aventurer sur les congères ?
3° Recopie
Recopie ce que font les bêtes quand il fait trop froid.
4° Lecture vivante
Relis le paragraphe 4 et mets l’intonation exacte qui rend bien l’inquiétude de Mama Jouanne faisant ses recommandations pour la route.
5° Vocabulaire
Le préfixe « in » ou « im » indique le contraire : « Justice et injustice ». Trouve le terme contraire au mot en italique dans les phrases ci-dessous.
Mademoiselle n’est pas prudente de s’aventurer ainsi. Elle est _______________.
Cette grande chute de neige n’est pas attendue en ce début d’hiver. C’est _______________.
Avec son toit crevé, cette cabane n’est pas hospitalière. Elle est ________________.
Allons nous abriter dans cette maison qui n’est pas habitée. Elle est ______________.
6° Dessinons
Dessine le paysage de neige que Mademoiselle et Migou découvrent.
Je suis d’accord avec vous car je me suis fait la même réflexion il n’y a pas si longtemps. MEs fils vont à l’école, cm1 et cm2. En octobre, temps des vendanges (nous habitons un territoire viticole), je les questionne sur le paysage qu’ils voient (ou plutôt ne voient même pas) quand nous faisons un trajet en voiture, afin de les faire se questionner sur le paysage et savoir le lire. Les vignes? Ils connaissent vaguement le nom… Un pied de vigne? Je leur apprend quelque chose là…Les vendanges??? kesako???!!! Bref, cela m’a vraiment questionnée. Quand j’étais petite, j’ai appris à lire et écrire avec des textes qui se référaient au cycle des saisons, très en rapport avec la nature…On apprenait le vocabulaire en lien avec ces thèmes, on se nourrissait de cet univers et cela nous enrichissait. Désormais, les méthodes de lecture sont déconnectées du rythme des saisons, elles se réfèrent à des situations sociales mais plus à un environnement naturel et c’est dommage. Les enfants y perdent un certain contact avec ce qui les entoure, la nature, les animaux, les paysages, le rythmes des saisons…Et leur vocabulaire s’appauvrit…
C’est le même constat que j’ai fait il y a près de 10 ans et j’ai adapté graduellement mon approche. Maintenant, nous suivons avec bonheur les saisons et observons l’environnement, apprenons le nom des plantes etc… Au passage, je suis aussi dans une région viticole 😉
Ce changement ne date pas d’hier, mais de la rénovation de l’enseignement du français : la réflexion se déroule pendant les années 60-70, se concrétise avec le plan Rouchette (1969) et enfin avec les nouveaux programmes de français de 1972.
Voir page 13 du livre suivant qui vaut son pesant de cacahuètes :
https://manuelsanciens.blogspot.com/2016/12/rouchette-dir-vers-un-enseignement_18.html
Je n’ai pas le temps de la recopier. Il faut que j’aide ma femme à préparer le repas.
Merci, je suis allée lire, et oui, on voit la critique de ce mode de fonctionnement qui a été en place de nombreuses décennies. Pour ma part, j’aime bien cette façon de procéder! J’y vois vraiment un bienfait à « connecter » les enfants avec le temps, les saisons, les fêtes, les coutumes, leur environnement. Les enfants d’aujourd’hui en ont peut-être encore plus besoin que ceux d’hier?
Autre avantage de ces « textes anciens », la nottion d' »écart »…votre billet m’a rappelé, en effet, un texte de Marguerite Yourcenar, qui expliquait l’intérêt, dans l’éducation, de la « distanciation », c-à-d. mettre un écart entre l’expérience immédiate, contemporaine, et le contenu un texte pour laisser de côté la subjectivité, source de tous les préjugés, et permettre une réflexion plus apaisée, plus riche, plus universelle et plus rationnelle. En somme, s’écarter de l’émotion pour forger le jugement. Ecart spatial ou temporel, c’est ce qu’elle a mis elle-même en pratique dans ses nouvelles et romans d’ailleurs. J’ai recherché le texte exact, pas retrouvé… Mais je ne résiste pas au plaisir de vous en indiquer un autre, que vous connaissez peut-être, intéressant et qui me semble aussi faire écho à bon nombre de vos objectifs : http://the-dissident.eu/9237/marguerite-yourcenar-je-condamne-lignorance-qui-regne-en-ce-moment-dans-les-democraties/
Très intéressant! Je connaissais le processus mais ignorais le terme! Me voilà éclairée!Je vais lire attentivement ce lien. Merci!
Je m’aperçois que ce lien s’ouvre difficilement : un autre donc = http://www.atoueme.fr/?p=496
Merci pour ce billet, je partage tout à fait votre analyse. Comme je l’ai déjà dit en commentaire à un autre de vos billets, mon fils étant scolarisé en CE1, j’utilise à la maison « Au pays bleu », d’Edouard Jauffret, illustré par Raylambert.
Outre la beauté des textes, des illustrations et la richesse du vocabulaire, il offre l’avantage de comporter à chaque leçon des questions de grammaire à la progression très bien pensée, et surtout, ce manuel ancien (1941) a été réédité par Belin et coûte seulement une dizaine d’euros !
Ce manuel est « collector » et il peut se vendre très cher également. Je l’ai aussi et y puise également! C’est un récit tellement émouvant et l’éveil moral de l’enfant est tellement édifiant! Mon passage préféré est celui de l’enfant qui voit les chemineaux (ceux des chemin et non des trains) passer et prend conscience soudain de la chance qu’il a d’avoir une maison! ❤ Merci de ce partage