Voici un petit texte pour ma fille ce matin. Je l’ai utilisé également en sixième pour sa sœur il y a deux ans. Il a été écrit par un auteur dont on ne parle plus, Charles-Louis Philippe, qui est réputé pour être le romancier des pauvres gens. Il a vécu de 1874 à 1909. J’aime beaucoup ce court texte que l’on trouve dans l’excellent manuel « Au jardin des lettres » 6e de Demidoff. J’avais trouvé sa référence sur le site ici.
Avec un tel texte, il apparaît inutile de disserter sur l’importance et la beauté d’apprendre. Le texte nous fait ressentir une émotion qui dit tout de la chance extraordinaire d’apprendre! ( Ce récit se prête, par ailleurs, bien à une leçon sur le passé simple et à l’effet littéraire qu’il produit.)
L’école buissonnière
Il y avait longtemps que nous avions entendu sonner deux heures. Il restait bien du temps encore avant qu’il fût quatre heures et que nous puissions rentrer chez nous, comme des enfants qui ont passé leur après-midi à l’école. L’ennui nous prit. Il nous semblait avoir épuisé tout le plaisir que pouvait contenir notre corps. la pensée ordinaire qui occupait nos existences vint nous retrouver et s’en prit à nous. Gilardin me demanda:
-Quelle leçon avions-nous aujourd’hui?
Nous avions une leçon de géographie. Nous n’en eûmes pas plus tôt parlé que j’eus envie de la réciter à Gilardin.
Quand nous eûmes récité celle-ci, nous en récitâmes d’autres. Nous passâmes de la géographie à l’histoire. C’est ce jour-là que j’appris, de la bouche de Gilardin, à quelles dates exactes avait commencé et fini la Guerre de Cent Ans. Je n’ai jamais, depuis, oublié ces dates.
Un même sentiment finit par nous faire quitter le lieu où nous étions.
-Si nous retournions à l’école?
Nous en prîmes le chemin.
Nous n’osâmes pas entrer, du reste, mais, par bonheur, le derrière de l’école donnait sur un hangar qu’on appelait le champ de Rondeau.
C’était l’été, les fenêtres étaient ouvertes. Quand nous fûmes auprès du mur, au-dessous d’elles, nous pouvions entendre tout ce qui se disait dans la classe.
Nous restâmes là, cachés comme des lépreux auxquels est interdite l’entrée de la cité, mais nous ne perdîmes pas un des bruits du lieu dans lequel, à défaut de nos corps, résidaient nos âmes. Nous en scrutions tous les bruits, nous reconnaissions des voix qui nous étaient chères et qui étaient celles d’amis, dont un affreux malheur nous tenait séparés.
-C’est Bonnet qu’on interroge, disions-nous.
Que n’eussions-nous pas donné pour être à sa place! Et de tout ce qui était dit, rien ne fut perdu pour nous. L’instituteur faisait une leçon sur le règne de Louis XIV. Entre autres choses, il parla des grands écrivains, il dit:
-Il y a un moyen pour vous rappeler leurs noms. rappelez-vous cette phrase: Racine de la bruyère boit l’eau de la fontaine Molière. La fontaine Molière est une fontaine de Paris.
Quel bonheur que nous ayons été là: ces mots n’étaient pas perdus pour nous.
A quatre heures, quand nos camarades sortirent de l’école, dissimulés derrière un mur, nous les vîmes défiler. Quelle belle journée ils avaient dû passer! Et leur visage à tous, même celui des cancres, était éclairé par une lumière qui nous semblait celle de la science. Peut-être, pendant cet après-midi, avaient-ils appris des choses que nous ignorerions toujours. Ils seraient avant nous, maintenant, nous ne les rattraperions jamais.
Charles-Louis Philippe
Les contes du Matin: l’école buissonière
ô tempora, ô mores ! Aujourd’hui, la situation donnerait : Sms aux parents des « absents » (voire convocation si récidive), et en raison des « grilles » (et de la vidéo-surveillance parfois) impossibilité de se rapprocher des fenêtres… L’école « buissonnière » s’est changée en école « bétonnière »… avec la rigueur comportementale qui s’y associe… et a pu amener des gamins à « détruire » l’école dont ils ont l’impression qu’elle n’est plus qu’exclusion et non plus inclusion. Alors, oui, que c’est salutaire de proposer un autre regard !
J’aime bien l’image de l’école buissonnière qui se transforme en école « bétonnière ».